[Télécharger le texte, en pdf : Sentir-penser en mouvement]
« Il n’y a pas d’un côté une vie à protéger et de l’autre une nature livrée à l’exploitation mais un monde unique exigeant des égards, un monde où tous sont appelés à vivre dans une concertation qui reste à construire. Nul doute que nous aurons besoin d’intercesseurs pour mener à bien une telle tâche, à chacun de trouver les siens, parmi les animaux sauvages, domestiques ou humains. On peut légitimement se demander ce que sera un bon intercesseur. Hasardons alors une réponse : une sensibilité nous mettant en contact avec ce qu’Artaud appelait « l’intraduisible dont je suis fait », ceci afin que dans l’égarement et le tâtonnement s’inventent de nouvelles manières de faire avec. Une danse, dont le but à la fois proche et lointain se confondra nécessairement avec le mouvement. »
Pascal Gibourg, Pour un nouvel animalisme, revue Terrestre, Juin 2020
« La terre se fait entendre, le parlement des vivants demande aujourd’hui à être élargi. Élargi à d’autres voix, d’autres intelligences, d’autres façons de s’y prendre pour vivre. (…) Si l’un des enjeux actuels est de reconstruire les conditions d’une perception élargie, d’une écoute de tout ce qui ne parle pas (et d’une réflexion sur ce que l’on peut faire de cette écoute), alors il nous faut des alliés pour cet élargissement. Et je crois que les poètes ont ici un temps d’avance, que la poésie offre des points d’appui pour penser et éprouver ce parlement élargi dont nous avons besoin. »
Marielle Macé, Nos Cabanes, Verdier, 2019
La danse-forum est une pratique qui peut offrir, faire sentir, goûter ces points d’appui. D’abord, elle permet de réfléchir collectivement à une thématique donnée en ne s’appuyant pas uniquement (presque pas, même) sur la discussion rationnelle mais sur d’autres formes d’expression, la danse ou l’expression des corps étant ici la forme privilégiée. C’est une pratique qui vient expérimenter la pensée par le corps, remettant en cause le dualisme corps-esprit. Essayer de se faire rencontrer ces formes d’expression en évitant l’accaparement par la raison de toute tentative d’expression du corps.
En danse forum, les points de départs de l’expression sont les sensations. Or, ces sensations, on nous a plutôt appris à en douter, à s’en méfier même, comme des données un peu obscures et changeantes en lesquelles on ne peut en aucun cas avoir confiance. La danse forum propose de leur faire confiance à nouveau et de voir où cela nous emmène : comment entremêler nos sensations, faire communiquer nos intuitions et agir, construire collectivement à partir d’elles ?
Pour déplier collectivement le thème que l’on s’est donné, ce qu’on appelle la problématisation, les vécus sensitifs, émotionnels, imaginaires et rationnels viennent dialoguer. Tout notre être est en jeu et c’est tout notre être qui s’exprimera et recevra. Les pouvoirs de l’émetteur et du récepteur s’entremêlent, les esprits et les corps s’effacent devant leur unité.
Cette pratique vient par là-même questionner les formes du langage. Les mots utilisés sont choisis, précis, et on n’essayera pas de réduire l’ensemble de l’expérience dansée en langage rationnel : cela viendrait clore un ouvert. On cherche d’autres formes pour la dire, la sentir, on la laisse résonner, se déposer en chacun.e : quelque chose a eu lieu.
La danse-forum est une pratique de l’ouvert, mais c’est aussi un art de l’écoute, de l’attention, de la navigation -navigation entre sensation, imaginaire, raison-, une ouverture à l’altérité.
L’Autre qui danse, qui écoute, qui regarde, qui est là : pleinement en lien avec ses propres sensations pour percevoir, et pleinement dans l’ouvert de la réception. Je ne pourrais jamais saisir la totalité de l’expérience de l’autre, mais je peux me tenir au bord de l’échange, tenter « d’écouter comme il faut, de s’approcher comme il faut, de toucher avec justesse pour toucher au vif, de lutter contre les bâclages, en attention, en pensées, et en gestes. Or, le juste toucher, le tact décidément, c’est une affaire de syntaxe, c’est-à-dire d’efforts pour créer des liens et en défaire d’autres, nouer, dénouer, renouer avec justesse les choses et les gens. 2»
La danse forum comme le poème -et ces deux pratiques se croisent- ouvre des recherches syntaxiques, des questions de juste toucher, d’attention ; elle donne voix à une partie méprisée de nous-même, elle cherche à collectivement s’emparer d’une question autrement, d’une façon radicalement autre : en ceci elle peut apparaître comme un outil (ou une métaphore…) pour dialoguer avec les autres, notamment les autres qu’humain. Autres qu’on ne sait pas toujours nommer, mais doit-on seulement chercher à les nommer, les saisir, les expliquer? n’est-ce pas une réduction de plus de cette intelligence foisonnante du vivant ? Nous serions alors appelé à la sentir, à la laisser se dérouler, se déplier, avec son propre rythme. On retrouve dans la danse forum le goût du déploiement du vivant, pas seulement dans son sens organique mais dans un sens plus global de mouvement.« Le temps n’est plus celui de la conquête, mais celui du vivant qui se déploie à son rythme lorsqu’il n’est pas traqué. Il nous faudra prendre patience…”3
Je crois que la danse forum est à cet endroit-là de recherche : c’est une recherche poétique, philosophique et politique, qui vient questionner des endroits que l’on ne sait pas encore nommer, proposer des ouvertures au-delà des catégories, inventer des formes pour penser et sentir, au présent et en mouvement.
Pascale, juin 2020
1Plusieurs éléments proviennent du texte « le langage dans la danse forum » de Mickaël, publié sur le site Une troupe de danse forum
2Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier
3Nadine Gardères, co-fondatrice de la danse forum, a cette belle formule pour parler du Yukido, une pratique de soin domestique guidée par l’intelligence involontaire du corps et les sensations internes du corps, élaborée par et autour d’Andréine Bel, danseuse, chorégraphe et rebouteux. https://eizada.poivron.org