4-6 Août 2021 dans la Roya
Quelques notes de parcours
La danse forum au service d’un collectif. Pour travailler les problématiques qu’il rencontre : travail sur. Pour le faire bouger, changer : travail en. Ce sont deux approches, deux possibles. La première est plus volontaire ou plus consciente. La seconde plutôt involontaire, inconsciente, on ne sait pas trop ce qui se joue et comment ça se joue mais peut-être qu’on peut attester que ça arrive, que quelque chose se passe.

Quand on va dans la Roya, on se dit qu’on va faire de la danse forum pour Les Kipages, mais c’est la première fois qu’on fait ça et on ne sait pas bien ce que ça veut dire. La seule expérience qu’on ait, c’est la nôtre, celle de la troupe. On a utilisé la danse forum pour bosser des choses importantes pour nous en tant que collectif (faire troupe, les rôles, l’intime, la maîtrise), des choses sur la danse forum (la problématisation, le langage, quelle danse dans la danse forum). On peut aussi dire que faire de la danse forum contribue aux relations entre nous, on sent que ça joue. Mais peut-être que cela arrive avec toute pratique partagée au fond, ça crée des liens, du commun, des façons qui se comprennent.
On utilise le théâtre image pour faire émerger un premier thème réflexif. Les 5 personnes présentes du collectif se prêtent au jeu des images tandis que les autres (nous de la troupe et trois autres personnes extérieures) servent de regard, de voix dans la tête, d’analyse et de ressenti. C’est Préserver qui sort et on attaque une danse forum sur ce thème. Ce qui apparaît dans le théâtre image, ce qui est à l’œuvre dans cette première danse forum, va se poursuivre les deux jours suivants. A posteriori, on voit qu’il y a un fil le long duquel on a travaillé : la peur, la perte, la pudeur – disons. Les comptes-rendus montrent bien ce fil, qui ne se déroule pas vraiment, qui fait des nœuds plutôt : pelote, donc, plutôt que fil.
Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’un accompagnement ? Au fond, la problématique s’expose dès le théâtre image, elle est là avant même la danse forum. Mais elle n’est pas aussi claire que maintenant, une fois le chemin parcouru. Pendant le théâtre image, elle est encore mélangée à d’autres choses, on peut choisir parmi nombre de pelotes, on est encore au magasin à choisir sa couleur. Et on ne choisit pas, c’est elle qui nous choisit, au cours du processus : grâce à ce qui se passe pendant la danse forum, grâce à ce qui s’échange après, dans les temps informels, et aussi par ce que nous élaborons, Aude, Pascale et moi, au fur et à mesure, par rapport à ce que nous sentons – c’est là qu’il y a, sans doute, accompagnement.
Ce qui se passe pendant les danses forums, c’est ce qui se vit, ce qui s’éprouve. Cela précise les dessins du collectif, cela précise les singularités de chacun-e aussi, ses goûts, ses aptitudes, ses tendances, ses frustrations… On ne nomme jamais rien de tout cela, mais ça se sent, ça se voit, ça s’éprouve ; c’est mis en jeu, de toute façon, qu’on le veuille ou non.
Les temps informels, ce sont des échos à la danse forum. Ce sont beaucoup d’interrogations sur la pratique, des précisions demandées, des doutes, des confrontations peut-être. Mais est-ce qu’il n’y a pas sous ces discussions, ou au travers, des choses plus essentielles qui travaillent, qui touchent à l’intime ? Hypothèse…
Enfin, les temps de débrief et de préparation de la troupe, environ 2h à chaque fois. C’est un peu le boulot du tilt mais hors danse forum. Faire avec ce qu’on sent et ressent, avec ce que nous sommes en tant que troupe pour accueillir et proposer quelque chose de pertinent, un mouvement appelé par nos sensations. C’est un peu comme l’accompagnement par les mains : les sensations guident nos mouvements, on est à l’écoute, dans l’intuitif, on a confiance là-dedans. C’est surtout ça qu’on fait quand on débriefe, on se dit ce qu’on a vu, senti, ressenti, on essaie de trouver les nœuds, les tensions, les choses en jeu, en prenant en compte aussi les retours de chacun-e et les échanges informels. C’est comme ça qu’on se met d’accord sur notre approche de la danse forum suivante, comment on la mène, sur quoi on insiste. Et puis on choisit nous-mêmes le thème. Gros morceau. On n’avait pas prévu de choisir le thème de la danse forum suivante mais on se rend compte que c’est une bonne façon d’accompagner : on partage au groupe ce qu’on a senti et on donne, en lien avec ça, un nouveau thème. L’expression de nos motivations a alors autant d’importance que le thème à proprement parler : le thème est gros d’où il provient.
[Voici un vaste champ d’études que ce moment d’accompagnement hors danse forum. Que faire, comment, avec tout le groupe ou pas ? S’il est pour la troupe important qu’il y ait pendant une danse forum une seule personne qui tilte, qui tienne le fil d’un bout à l’autre, la présence de plusieurs personnes pour les débriefs et la préparation apporte vraiment quelque chose et, sans doute parce qu’on se connaît bien, qu’on a des sensibilités proches et des outils en commun, ces moments ont été très fluides.]
La deuxième danse forum a pour thème Perdre, la troisième Ce qui importe. Qu’on choisisse le thème pour le groupe, il ne s’y attendait pas. Il y a quelque chose de contraignant, à la manière de la délimitation des espaces : c’est là-dedans qu’on va jouer, et on va jouer sur ça. Pas facile à amener avec justesse non plus : il faut avoir confiance en ses choix, et accompagner en sachant que c’est un bon endroit – en gardant, sans doute, la petite marge qui permet de voir qu’on s’est trompé, qu’on fait fausse route, qu’on force un passage, ou bien que ce n’est pas le moment.
Il y a dans Les Kipages 6 danseur-ses professionnelles (dont 2 absent-es), plus 1 personne plutôt du théâtre. En tout cas des personnes habituées à la scène, à être en représentation, en improvisation, à jouer. La plupart des personnes extérieures sont aussi assez à l’aise à ce niveau. C’est pour nous une première de travailler dans un groupe aussi rodé à la scène, à se montrer, et qui aime ça. La problématique d’y aller, d’oser, la peur d’être vu-e, cela ne se pose pas ; comment construire un propos, occuper l’espace, improviser en s’écoutant, le groupe sait faire et ça se voit. C’est un réel plaisir de faire de la danse forum avec un tel groupe.
L’enjeu consiste alors à défaire, défaire ce qu’on sait déjà faire – pour qu’il puisse se passer quelque chose, autre chose que ce qui se passe déjà. Nombre de discussions informelles, et de discussions dans la troupe, touchaient à la spécificité de la danse forum, de l’espace scénique, de l’improvisation dans ce cadre ; on danse avec quoi, on part de quoi, on met quoi en jeu ?
Cette expérience nous montre, au fur et à mesure, que la danse forum est à un endroit spécifique, et au cours des trois jours, on essaie de le préciser, de ramener le groupe à cet endroit. Car c’est là qu’il peut se passer quelque chose, c’est là que la danse forum agit.
L’éveil, l’échauffement de la danse forum, est spécifique.
Les espaces sont spécifiques, ce avec quoi on danse, ce avec quoi on regarde, la distance qu’on a dans la représentation par rapport à qui on est, dans la vraie vie.
Les thèmes sont des supports spécifiques. Quelqu’un a l’impression que c’est un prétexte – à danser, à jouer ensemble. Mais c’est comme dans l’éveil où les sensations ne sont pas un prétexte : on ne force pas les sensations, on suit, on fait avec celles qui sont là, celles qui parlent vraiment. Bien sûr je peux frotter ma cuisse contre le mur, me créer une sensation et bouger à partir de là, mais on ne cherche pas là à créer volontairement quelque chose, on prend ce qui est là, ce qui est déjà là. C’est ça qu’on fait pour tout, dans l’échauffement, la danse, le choix des thèmes, dans l’entrée sur l’espace scénique… On élabore toujours à partir d’un donné, d’un déjà là qui est vivant en nous, pour nous. On cherche à être proche de ce qui est là, très proche dans l’éveil, un peu moins dans la danse, et cela, aussi, dépend des fois. C’est cet endroit qu’on cherche, cette distance juste qui reste pleine de ce qui se joue réellement en nous.
On se retrouve, à un moment, à utiliser ce mot de « réel ». Ce n’est peut-être pas le bon, pas le meilleur. Mais il faut faire face à la volonté et sa croyance qu’elle peut tout, à la toute puissance du langage qui, au bout du compte, donnerait son sens à tout. Les thèmes sont des prétextes mais de bons prétextes, c’est-à-dire qu’ils reposent sur des bases réelles, ils viennent de notre propre expérience, ils viennent de nos perceptions. Certes, qui peut démontrer sans doute possible qu’il y a un « réel » sous nos perceptions ? Mais d’un autre côté, comment dire que nos perceptions ne sont pas libres, que certaines sensations s’imposent, prennent toute la place soudain ; comment dire ce que tout le monde vit, qui va jusqu’à l’émotion qui nous emporte entièrement ?
Pour autant, on ne dit pas non plus que tout est dans le corps et qu’il n’y a pas de volonté, on ne dit pas qu’il y a un réel qui nous englobe, qui nous mange, qui nous manœuvre tout à fait. Car on élabore sur et avec ce réel. On a des choix mais tout n’est pas possible, tout ne se vaut pas. Ce qu’il a sous l’échauffement de la danse forum, c’est que nos sensations internes nous indiquent des mouvements, des actions pour répondre aux besoins de notre corps. Il y a élaboration car il y a recherche, il y a tâtonnement, parfois c’est évident et d’autres fois cela semble impossible. La danse forum recherche cet endroit de justesse entre nos besoins et ce qui est présent autour de nous, qui est un endroit en mouvement, qui est vivant au sein du vivant.
Tout ça est important dans un collectif. C’est important si on vit ensemble. On a des modèles idéaux qui, bien sûr, nous donnent envie, on veut être à cet endroit du partage parfait où les décisions et les actions sont toujours fluides et justes, où chacun-e s’y retrouve toujours et tout coule, où les pouvoirs sont partagés et les choses ont lieu dans la joie. Mais aucun des modèles idéaux ne marche, et sûrement pas tout de suite, pas là maintenant avec ce que nous sommes, avec ce que le monde a fait de nous. C’est ça le réel, qui nous rappelle qu’on part toujours de quelque part et qu’on joue toujours dans un monde plus grand que nous. Il faut faire avec. Et faire avec, ce n’est pas négatif, c’est une contrainte mais plutôt comme une contrainte d’impro, ce sont des indices, des invitations, des pentes vers lesquelles pencher. Sur ce terrain on élabore, on invente, on crée. Nous ne sommes pas hors-sol, n’est-ce pas rassurant ?